ZOO

Avec Les Justes, Jean-Yves Le Nouar raconte la résistance humaniste en bande dessinée

Historien de formation, Jean-Yves Le Naour signe une série de bandes dessinées consacrée aux Justes, ces hommes et ces femmes qui, dans l’ombre, ont sauvé des vies pendant la Seconde Guerre mondiale. De Carl Lutz à Émilie Schindler, il retrace leur engagement avec rigueur et sens narratif. Dans cet entretien, il revient sur la genèse de la collection, ses choix de scénariste, et l’importance de transmettre ces récits à un large public, à un moment où la mémoire reste plus essentielle que jamais.

Couverture de l'album

Couverture de l'album "Les Justes, Carl Lutz" le dernier album de Yves Le Nouar © Grand angle


Vous êtes historien de formation. Comment êtes-vous passé à l’écriture de scénarios de BD historiques ?

Jean-Yves Le Naour : J'ai commencé par l'écriture de livres d'histoire "classiques" avant de m'aventurer vers la bande dessinée. Ce passage m'a demandé d'accepter une certaine part de liberté narrative. Dans un livre d'histoire, on est tenu par les sources, les faits, les citations vérifiables. En BD, même lorsqu'on reste rigoureux, on doit imaginer : une attitude, un ton, un geste. Par exemple, si un homme tape du poing sur la table ou ricane, rien ne le dit dans les archives. On invente, on met en scène. Ce n’est pas moins véridique, mais c’est une autre vérité, une vérité scénaristique.

La collection Les Justes commence avec deux albums consacrés à Carl Lutz puis Oskar et Emilie Schindler, D’où est venue l’idée de cette série ?

Jean-Yves Le Naour : En 2018, j’ai travaillé pour Arte sur une série de documentaires qui s’appelait Les oubliés de l’histoire . C’est à cette occasion que j’ai découvert le destin de Carl Lutz, un diplomate suisse qui a sauvé plusieurs dizaines de milliers de Juifs à Budapest pendant la guerre. Son histoire m’a profondément marqué, et j’ai tout de suite eu envie de la raconter en bande dessinée.

Couverture de l'album

Couverture de l'album "Les Justes T.2 - Emilie et Oskar Schindler" © Grand Angle

Comme je travaillais déjà avec Hervé Richez chez Grand Angle, notamment sur la collection Les Compagnons de la Libération , je lui ai proposé de faire un album one shot sur Karl Lutz. Il a trouvé l’idée excellente, mais m’a dit : « On peut aller plus loin. Et si on faisait une collection entière sur ces figures oubliées ? Des hommes et des femmes qui, dans l’ombre, ont accompli des actes de bravoure incroyables, par simple humanité. »

Et c’est comme ça que la collection Les Justes a vu le jour, avec Carl Lutz en premier album,

Le second album de la collection Les Justes est centré sur Oskar Schindler, bien sûr, mais surtout sur Émilie Schindler, longtemps restée dans l’ombre. Le film de Spielberg, sorti en 1993, la relègue quasiment au second plan, alors qu’elle était encore vivante à l’époque. Ce silence n’est pas anodin : il traduit une époque qui n’était sans doute pas prête à reconnaître qu’une femme ait pu jouer un rôle déterminant dans une telle histoire.

Le livre de Thomas Keneally, dont est issu le film, paraît en 1982, à un moment où la mémoire de la Shoah commence à s’ouvrir. Avant cela, dans les années 1950 ou 1960, Oscar Schindler lui-même avait tenté de faire adapter son histoire au cinéma. Des projets ont été amorcés, parfois financés, mais vite abandonnés. Un « héros allemand », qui plus est membre du parti nazi, ne passait pas. La société n’était pas encore prête.


Aujourd’hui, notre regard a changé. Mon choix de mettre Émilie au premier plan n’est pas une posture idéologique : ce n’est ni une démarche féministe revendiquée, ni une réponse à une quelconque pression contemporaine. C’est simplement que nous vivons dans une époque différente. Il y a trente ans, on racontait Oscar. Cinquante ans plus tôt, on préférait ne pas raconter du tout. L’histoire évolue, et nous évoluons avec elle.

Ce travail de mémoire passe aussi par des choix narratifs ?

Jean-Yves Le Naour : Oui cela est nécessaire. Il existe un documentaire télé allemand où l’on voit des journalistes faire revenir Émilie Schindler d’Argentine pour l’emmener sur les lieux marquants de son passé avec Oskar : en Allemagne, en Autriche, et en République tchèque, là où se trouvait leur dernière usine, ainsi que le village natal d’Oskar et d’Émilie. Ce documentaire m’a servi de base, mais il présentait un manque majeur : ils ne l’ont pas emmenée à Cracovie, pourtant essentielle pour comprendre l’histoire – c’est là qu’il y a le ghetto de Plaszow, Auschwitz… J’ai donc pris une liberté scénaristique : j’ai ajouté cette étape polonaise dans la bande dessinée, pour permettre à Émilie de raconter ce versant fondamental de son vécu. C’est typiquement le genre d’ajustement que l’historien ne peut pas faire dans un ouvrage académique, mais que le scénariste, lui, peut assumer. Ce n’est pas une trahison : ce qu’elle raconte est vrai, c’est sa vérité. Encore faut-il réussir à la mettre en scène.

Planche extraite de l'album

Planche extraite de l'album "Les justes, Carl Lutz" © Grand Angle

Pourquoi lancer cette collection maintenant, dans un contexte international très tendu autour d'Israël?

Jean-Yves Le Naour : Parce que c'est justement le bon moment. L'antisémitisme progresse. Et si on commence à se censurer par peur des interprétations, on ne fait plus rien. J’ai parfois été attaqué pour mes livres. Mais ces histoires sont essentielles : elles montrent que même dans la nuit la plus noire, des hommes et des femmes ont dit non, au risque de tout perdre. Ce sont nos héros, nos repères. Ce n'est pas une question de contexte politique actuel, mais de valeurs humaines universelles.

Un troisième album est déjà annoncé ?

Jean-Yves Le Naour : La collection Les Justes démarre avec deux albums, pour en poser les fondations. Et ensuite, comme souvent, c’est le public qui décidera de la suite : si le succès est au rendez-vous, elle continuera. Sinon, il faudra s’arrêter. Cela dit, l’éditeur y croit, et moi aussi. C’est pourquoi nous avons déjà lancé un troisième volume, consacré à Varian Fry.

Varian Fry était un journaliste et intellectuel américain envoyé en 1940 à Marseille par une association de secours. Il avait une mission : exfiltrer une liste d’environ 200 artistes, écrivains, penseurs juifs allemands qui s’étaient réfugiés en France avant la guerre et se retrouvaient piégés après l’armistice. Au final, il en sauvera près de 2000. Parmi eux : Marc Chagall, André Breton, Max Ernst, Heinrich Mann, et bien d'autres. Mais très vite, il se heurte à sa propre administration : les consulats et l’ambassade américaine ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée de juifs ou de communistes sur leur sol. Il fera donc l’objet de pressions croissantes, jusqu’à être expulsé de France en 1941.

Longtemps oublié, Varian Fry commence à retrouver une visibilité, notamment grâce à une série diffusée récemment sur Netflix. Son histoire est passionnante – et elle m’est d’autant plus chère que je suis marseillais. C’était donc une belle occasion de montrer aussi Marseille sous l’Occupation.

Le lancement de cette collection est plus complexe que celui de notre série précédente, Les Compagnons de la Libération . Là, nous avions des figures très identifiées comme Jean Moulin, Leclerc, Malraux… Et nous avons constaté une chose : les lecteurs vont spontanément vers ce qu’ils connaissent déjà. Comme au musée : on veut voir la Joconde. Quand on met en avant une figure inconnue, même si elle a un destin extraordinaire, on prend le risque que le public passe à côté. Ce fut le cas avec Simone Michel-Lévy, résistante méconnue mais héroïque, qui a continué à lutter même dans les camps de déportation et a été pendue trois jours avant la libération. L’album qui lui est consacré est l’un de ceux qui s’est le moins vendu.

Dans Les Justes , hormis Oskar Schindler, les autres personnages sont peu connus du grand public. On espère donc que ce sera le sens même de la collection – mettre en avant des anonymes qui, au péril de leur vie, ont sauvé des innocents – qui portera l’intérêt. Ce sont les histoires qui comptent, au-delà des noms. Mais comme toujours, ce sera au lecteur de trancher. Et c’est très bien ainsi.

Planche extraite de l'album

Planche extraite de l'album "Les justes, Carl Lutz" © Grand Angle

Quel est le profil du lecteur idéal pour cette collection ?

Jean-Yves Le Naour : Tout le monde ! Des ados aux personnes âgées, des passionnés d'histoire aux amateurs de bande dessinée. La BD permet une ouverture vers des publics que les livres d’histoire n’atteignent pas toujours. Je pense que à partir de 12 ou 13 ans, on peut comprendre ces histoires. Et je veille à ne pas esthétiser la violence. On peut la suggérer, mais il n’est pas question de la montrer de façon gratuite ou spectaculaire.

Comment travaillez-vous avec les dessinateurs ?

Jean-Yves Le Naour : Je fournis un scénario très précis, case par case. Mais je ne suis pas rigide : s’il faut adapter, condenser ou développer, je fais confiance aux dessinateurs. Avec Brice Goepfert ou Christelle Galland, la collaboration est fluide. C’est un travail à quatre mains. L'important, c'est l'histoire, pas la virgule. Et là, pour l'album sur Carl Lutz, j'ai été accompagné à la virgule près par la Fondation Carl Lutz, qui possède toutes les archives. C'était un vrai privilège.


Un mot pour conclure ?

Jean-Yves Le Naour : Cette collection est une manière de réaffirmer la capacité de l’homme à résister, à dire non, même dans les heures les plus sombres. Raconter les Justes, c’est raconter ce qu’il y a de meilleur en nous. Et à une époque où l’obscurité semble parfois reprendre le dessus, c’est peut-être plus nécessaire que jamais.

SecondeGuerreMondiale

Shoah

ZOO106

LesJustes

Haut de page

Commentez

1200 caractères restants